54.
Il est trois heures du matin. Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg roulent lentement dans les rues parisiennes désertes. Du haut-parleur de la Guzzi s’échappent les rythmes de Muse.
— Bon, conclut Lucrèce. Il faut revenir lundi avec des appareils photo et des caméras. Ils seront bien obligés de reconnaître qu’une entreprise criminelle se cache derrière le « Théâtre de Darius révélateur de jeunes talents ».
Isidore hausse la voix pour couvrir la musique :
— Évitez de les prendre de face. Le commissaire Malençon a raison, ils sont trop puissants. Tadeusz Wozniak est le frère du Français le plus aimé des Français, il possède non seulement une fortune colossale mais un capital de sympathie populaire énorme. Tous les médias ont encensé Darius, par la simple logique de facilité ils soutiendront Tadeusz, y compris Le Guetteur Moderne qui a hurlé avec les loups. Ça pèse dans la balance.
— Tuer des êtres humains pour rigoler, ça pèse aussi dans la balance.
— En êtes-vous sûre ? La vie humaine est à mon avis une valeur en baisse sur cette planète. Et les Dix Commandements ne sont plus « tendance ». Trop d’intérêts en jeu : économiques, politiques, religieux, et même comiques.
— On ne peut tout de même pas…
Elle se tait soudain, stoppe son side-car et reste bouche bée.
Ils viennent d’arriver devant le château d’eau d’Isidore.
Ce dernier se débarrasse de son casque et reste interloqué à son tour.
Derrière les fenêtres du dernier étage se meuvent des moutonnements liquides bleuâtres.
Les deux journalistes se précipitent, gravissent les marches de l’escalier en colimaçon et entrent par l’îlot central de la citerne.
Le salon, la cuisine, la chambre et tous les aménagements sont submergés. Les dauphins et le requin nagent au milieu de l’appartement, survolant les tables, contournant le lit, le canapé, et les coussins qui flottent. Les dauphins s’amusent à ouvrir les tiroirs de la pointe de leur bec et sortent les chemises et les pantalons qui se déploient dans l’eau telles des méduses.
Isidore Katzenberg ne réagit pas. Comme assommé. C’est Lucrèce qui vient à lui.
— Heu… Désolée Isidore. Tellement désolée.
Il reste prostré. Lucrèce bafouille :
— Ce sont les Costards roses de Darius. Ils se sont vengés…
Il plonge, nage vers les vannes de remplissage des bassins ouvertes en grand et tourne les trois volants. La montée de l’eau s’interrompt.
Il remonte sur le petit îlot.
Je sens qu’il va encore dire que c’est ma faute.
Il n’a toujours pas réagi, mais elle le voit serrer les poings.
— D’accord, vous ne vouliez pas reprendre contact avec moi. D’accord, vous n’auriez pas eu ce petit souci si je n’avais pas guidé mes poursuivants chez vous. Allez, je reconnais mes torts. Faute avouée à moitié pardonnée, non ?
Et soudain le poing jaillit et percute Lucrèce au menton. Le choc la propulse dans l’eau. Mais déjà il a sauté et tous deux se battent dans les remous. George, Ringo, Paul et John approchent pour observer ces deux humains qui semblent vouloir jouer.
Les coups d’Isidore partent avec la volonté de détruire mais l’eau les amortit. Lucrèce ne se défend pas, se contentant d’éviter les grosses phalanges que la colère transforme en pilons.
Épuisés, ils remontent sur l’île, les vêtements alourdis par l’eau.
— Je vous déteste, Lucrèce. Je ne veux plus vous voir.
Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Et aussi que « je porte malheur », que « tous ceux qui ont confiance en moi le regrettent », que je « complique la vie des gens sans l’améliorer ». Oui, je sais. Je sais.
— Je vous ai déjà dit que j’étais désolée. Vous voulez quoi, me tuer ? demande-t-elle, hors d’haleine.
— Enfin une bonne idée.
— Non, Isidore, ne vous trompez pas de colère. Je ne suis pas votre ennemie. L’ennemi c’est Tadeusz Wozniak.
Mais il a toujours ce regard de taureau enragé.
— Je suis venu m’installer ici pour fuir l’agressivité et la bêtise des hommes. J’ai choisi ce château d’eau pour être sûr que personne ne vienne me perturber. Et à cause de vous…
— Bon, évidemment, je viens mettre un peu de sel dans votre vie fade. Vous devriez me dire merci.
Il observe son loft inondé et à nouveau tente d’empoigner la jeune femme, mais celle-ci recule prudemment.
— Isidore, je n’ai plus envie de me battre, dit-elle. Il suffira de sortir vos meubles et de les mettre à sécher au soleil. C’est vrai, quelques objets sont à changer, mais ce n’est pas la fin du monde, vous n’êtes pas le premier à affronter une petite inondation. Et puis soyez positif, vos amis les poissons n’ont jamais eu un tel espace de jeux. Regardez comme ils sont heureux.
Ses poings se contractent à nouveau.
— N’oubliez pas votre devise : « La violence est le dernier argument des imbéciles », Isidore.
Il bondit sur elle et ils se battent cette fois sur l’île. Isidore est plus fort, Lucrèce est plus rapide mais elle n’ose pas lui faire mal. Elle se contente d’éviter les coups.
Il s’immobilise enfin, épuisé.
— Ça va mieux, vous vous êtes défoulé ? On peut parler entre adultes, maintenant ?
Il la foudroie du regard, le visage pâle de rage.
— Je n’ai plus rien à vous dire, Lucrèce, sortez d’ici, sortez de ma vie et n’y revenez jamais. JAMAIS !
Elle reste face à lui, prête à éviter une nouvelle attaque.
— Regardez-vous, vous êtes trempé et vous n’avez nulle part où dormir. Soyez raisonnable, Isidore. Le plus simple est encore de vous laisser aider. Venez chez moi, c’est, comment dire, hum, plus « sec » ?
À nouveau il bondit pour l’étrangler.